Mandékalou
Les voix Mandingues

Salif Keïta, Kouyaté Sory Kandia,
Mory Kanté, Sidiki Diabaté,
Sékou Batrou Kouyaté, Demba Camara,
Kassé Mady, Kandia Kouyaté,
Sira Mory Diabaté,
Kadé Diawara, Kémo Condé

 

En Occident, lorsqu'on parle de "grande voix", on pense registre étendu, technique, tessiture... Ce n'est pas le cas en Afrique.

Une grande voix, en pays mandingue, c'est un don occulte, souvent entaché de magie; c'est un pouvoir, acquis par l'initiation autant que par l'étude - le pouvoir de manipuler les émotions des gens. Et ce pouvoir, a un tel impact sur la société mandingue qu'il a fait l'objet d'une stricte codification: ceux qui le détiennent sont des êtres à part, à la fois révérés et proscrits, plus proches des féticheurs que du commun des hommes. Aussi les neuf "voix" rassemblées ici peuvent-elles paraître, aux non-initiés d'une qualité inégale, voire car carrément frustres. Mais une oreille attentive découvrira ce qui fait le pouvoir de ces chanteurs, et les classe parmi les "Grands" : leur qualité d'émotion.

L'empire mandingue couvrait, à son apogée au milieu du 13ème siècle, 10 majeure partie de l' Afrique de l'Ouest sub-saharienne : Guinée et Mali au centre, Sénégal, une partie de la Mauritanie, de la Côte d'Ivoire, du Burkina Faso, de la Guinée Bissau, de la Sierra léone et de la Gambie.

Les griots, lignée de musiciens officiels, constituaient une caste à part, chargée de la tradition orale, mais aussi de l'éducation des princes et de l'enregistrement des actes officiels en ces temps sans écriture. Ils étaient, surtout, la voix des puissants, qui ne prenaient jamais la parole directement, mais s'en remettaient à eux pour formuler leurs vues d'habile manière. Pour contrebalancer l'immense pouvoir qu'impliquait un tel rôle, la société mandingue avait dressé toute une panoplie d'interdits qui garantissait (plus au moins) qu'ils n'en tireraient pas profit au détriment des "nobles". Mais il y eut des transgressions, et de tous temps des Keita et des Soukho (lignée de l'empereur Sundjata) ont épousé des Kouyaté et des Diabaté (griots). Qui peut résister à la magie d'un griot ?

C'est donc dans un cadre de pouvoir et de rivalités que se sont tissés les destins des neuf chanteurs de ce disque. Tous proviennent de la zone centrale de l'empire (Mali et Guinée).

L'album s'ouvre sur une intro instrumentale. Enregistré en 1970, "Alalaké" est peut-être le plus beau duo de kora que micro n'ait jamais capté. Le bluesman américain Taj Mahal, en l'écoutant, se prit de passion pour l'instrument et s'en fit construire un en Casamance... Il y a d'innombrables versions d'Alalaké, chantées ou jouées. Celle-ci réunit les deux plus grands koristes de l'époque, Sidiki Diabaté et Batourou Sékou Kouyaté, dans une joute splendide, aérienne.

"Djigui" est tiré de l'album acoustique que Salif Keita enregistra en 1979 à Abidjan au studio de la radio télévision ivoirienne. Cette chanson de Kémo Kouyaté parle des gens qui ne vous déçoivent jamais: ils sont l'"espoir" ("djigui"). Curieusement, c'est donc par un Keita, un non griot, que s'ouvre le disque. On connaît l'histoire de ce noble égaré chez les gens de caste, au grand dam de ses parents. On dit moins que du côté des griots la colère fut aussi grande. Mais qui aurait osé s'affronter à Salif? Les albinos, croit on en pays mandingue, sont tous un peu sorciers...

On dit que tous ceux qui ont chanté les louanges de Sékou Touré - Sory Kandia, Demba, Mama Kanté (soeur de Mory), Djelifodé (de l'Horaya Band) - sont morts avant le chef d'état pour ne pas avoir le temps de le renier, seul Salif est encore là !

"Seiba" est le plus récent des dix présents enregistrements (en 2000). A la mort de Kouyaté Sory Kandia, superstar de la Guinée des indépendances (cf. page 5), Kémo Condé eut l'honneur - ou le malheur - de prendre sa place comme chanteur de l'Ensemble Instrumental Djoliba. Malgré son talent, il ne parvint jamais à sortir de l'ombre de son prédécesseur - ce dont il se félicite, tant un griot célèbre suscite de jalousies. "C'est pour ça, dit-il en riant, que je suis toujours en vie!". La chanson, aussi appelée "Mamadou Bitiki", raconte l'histoire d'un boutiquier ("bitiki") mécène, qui se ruina en cadeaux aux griots. Elle est présentée ici dans sa version longue (16').

"Waraba", "le lion" (1969), est un symbole de courage et de noblesse, en même temps qu'un animal sacré. C'était aussi le symbole de Demba Camara, le légendaire chanteur du non moins légendaire Bembeya Jazz, plus grand groupe de la Guinée - Sékou Touré. Sur scène Demba était sauvent comparé à un dragon ou à un lion tant il mettait de force dans son interprétation. Il connut une mort suspecte (tombé d'une voiture en marche), alimentant toute une saga de rumeurs.

"Mansané Cissé", qui raconte I'histoire édifiante d'un don Juan, est un monuments du "classique mandingue" (1975). L'immense chanteur traditionnel Kouyaté Sory Kandia, maître incontesté de la parole Sous Sékou Touré, connaîtra lui aussi une mort suspecte, en pleine gloire, alors qu'il était le seul à oser encore dire certaines vérités au tyran visionnaire. Il est accompagné à la kora par Sidikiba Diabaté, l'un des deux plus grands virtuoses du Mali (Cf Alalaké), père de Toumani Diabaté.

L'une des forces de la Guinée - Sékou Touré est d'avoir su attirer à Conakry les plus grands musiciens de la zone mandingue. Un modèle d'ampleur, de grâce, de sérénité. Avec "Kanimba", on affronte un autre type d'effroi. Sira Mory Diabaté n'a pas ce que l'on appelle une "jolie voix", mais un organe rauque et dérangeant. Chanteuse enviée dans sa jeunesse, celte griotte de Kéla fut victime d'un sort, elle tomba malade et perdit sa voix. Mais au lieu de disparaître, elle devint la plus crainte et la plus respectée du Mali des indépendances. C'est à elle (ou a son pendant masculin, Banzoumana), que la radio nationale confiait l'annonce des événements graves : guerres, mort d'un notable... "Quant on entend sa voix on a peur!" disaient ses contemporains. Mais sa langue n'a pas d'équivalent pour la pureté classique et la profondeur. Elle dit ici que même si une habile coiffeuse peut se tromper dans la confection des tresses, elle-même saura tisser chaque brin de l'histoire à sa place, sans qu'aucune parcelle de la vérité ne lui échappe. (1977)

"Tira Makan" (1983) esl un autre classique, l'épopée du grand chef de guerre de Soundjata. C'est la version de Kassé Mady, qui est, comme Sira Mory, un Diabaté de Kéla - la famille de référence en malière historique. Il est accompagné par le Badéma, orchestre officiel du Mali des Indépendances, créé par des musiciens Maliens partis étudier à Cuba. Kassé Mady possède l'une des plus belles voix de l'Afrique moderne, même aux standards de l'Occident: souple, veloutée, aérienne. Pourquoi est-il resté dans l'ombre ?
Là aussi, on invoque les "sorts" et la jalousie...

"Mandékalou" est le nom que Kandia Kouyaté donne à sa version de "Soundjata", l'épopée centrale de l'histoire mandingue (1998). Kandia Kouyaté (à ne pas confondre avec Sory Kandia Kouyaté, qui, lui, est guinéen) est considérée par beaucoup comme la plus grande chanteuse vivante du Mali. Puissante, lumineuse, parfaitement maîtrisée, sa voix semble défier la pesanteur. Elle aussi a été victime d'une attaque de paralysie qui a failli la priver de la parole... Comme on l'entend ici, elle a triomphé.

"Malisadio" (1980) est l'histoire d'un amour entre une jeune fille et un hippopotame (l'animal symbolisant le Mali). La jeune fille avait été "donnée" au fleuve en sacrifice; l'hippopotame la sauva. Mais un chasseur tua l'animal sacré. Dans cette version de Mory Kanté (chant, balafon) on entend pleurer les jeunes filles, et leur refrain est l'une des plus touchantes mélodies du Mandé.

Dans "Paya Paya" Kadé Diawara chante enfin les louanges d'un homme de bien peut être s'agit-il de Sékou Touré. Elle est accompagnée à la guitare par son mari. Cette chanteuse à l'esprit dérangé fut la comparse sur scène du grand Sory Kandia à leurs débuts dans les Ballets Africains de Keita Fodéba, et on imagine qu'elle puit lui faire de l'ombre: son chant a une intensité à donner la chair de poule. Pour cet enregistrement, tiré de son unique album, on du la faire reculer jusqu'au fond du studio tant sa voix saturait les micros; mais plus que la puissance sonore, c'est l'émotion déchirée, indicible, qui nous submerge dans son chant. Personne ne sait comme Kadé Diawara vous envoyer des frissons par tout le corps, faire jaillir les larmes. C'est peut-être ce don qu'elle a payé de sa raison.

Hélène Lee

 
P 04/03/2004